Retracer en si peu de pages l'histoire de ce glorieux établissement est chose d'autant moins aisée qu'aucune étude d'ensemble ne lui a encore été consacrée. Et si les quelques articles publiés dans les plaquettes de 1969 (destinée à perpétuer les festivités de la "Taupe") et de 1984 (publiée à l'occasion du Centenaire de Janson) permettent de lever quelques coins du voile, bien des zones d'ombre subsistent encore, que seules des recherches poussées dans plusieurs dépôts d'archives, ou dans les papiers de famille d'anciens élèves ou professeurs, pourront contribuer à éclairer. Contentons-nous donc d'esquisser un schéma qui donne envie à des chercheurs de tous âges d'entreprendre des investigations afin de rassembler des documents qui pourraient permettre de publier un jour un ouvrage exhaustif sur l'histoire de notre cher lycée.
"SUR LES RUINES D'UN FOYER CONJUGAL"
Cette formule de M. Dumoret, ancien Président de l'Association des Anciens Elèves, résume fort bien les conditions particulières qui ont permis la naissance du Lycée, auquel a donné son nom Alexandre Emmanuel François Janson de Sailly. Celui-ci, fils de "Bourgeois de Paris", naît le 26 juin 1785 au 51 de la rue d'Argenteuil, dans la paroisse de Saint-Roch. Après des études brillantes, il devient avocat dès 18O6. Ses parents étant décédés peu après, il épouse en 18O9 Marie Jeanne Joséphine Berryer et entre ainsi dans une famille de magistrats célèbres. Le jeune ménage connaît une relative aisance (en témoignent, outre un hôtel particulier à Paris, une maison de campagne et une ferme de rapport) mais très rapidement une brouille éclate, qui, après l'échec d'une tentative de divorce par consentement mutuel en 1815, se solde, à la demande de Madame Janson, par une séparation de corps en 1821.
Cette même année, le mari, fort dépité, fait un testament dans lequel il récuse tous les legs antérieurs faits au profit de sa femme. Et en 1828, ayant été entre-temps "abreuvé de toutes les amertumes, accablé des plus noires calomnies et condamné injustement par suite d'une intrigue odieuse", il révoque ce qu'il avait fait dans les testaments antérieurs en faveur de tous ceux qui depuis l'ont "successivement tourmenté, abandonné et trahi", fait un legs particulier en faveur de Lucien Bellan jeune orphelin qu'il a distingué quelques années plus tôt et auquel il veut assurer "l'éducation la plus brillante et la plus utile" et abandonne l'essentiel de sa fortune à l'Université, "laquelle voudra bien créer à Paris une institution sous le nom de Collège Janson où des jeunes gens distingués par leur amour filial et âgés au moins de onze ans recevront l'éducation des humanités". Décédé l'année suivante, il est inhumé au Cimetière Montmartre. Sa veuve, ayant hérité de sa propre famille un goût très prononcé pour la procédure, décide d'attaquer le testament et introduit contre l'Université plusieurs demandes en déchéance. Mais elles sont toutes rejetées et, en 1876, après sa mort, l'Université peut mettre en vente les biens provenant de la succession Janson et récupère la coquette somme de 2.6OO.OOO F. Et aussitôt est autorisée la création du Collège Janson par décret du Président Mac- Mahon soir près d'un demi-siècle après le testament du généreux donateur.
"L'AIR DES CAMPAGNES ET DES BOIS VOISINS"
C'est, selon l'astronome M. Faye, qui préside la première distribution des prix, l'argument décisif qui a fait pencher en faveur de Passy le choix de l'emplacement du futur établissement. Un magnifique terrain de près de 33.OOO m2 est acheté entre les rues de la Pompe, de Lonchamp, Herran et Descamps, pour la modique somme de 3 millions de Francs, soit guère plus de 9O Francs le mètre carré ! Le plus gros de la somme est fourni par le montant du legs, le reste étant couvert par L'Etat, lequel prend également en charge l'ensemble des frais de construction, sans même mettre à contribution la ville de Paris. L'architecte chargé des travaux est Jean Charles Laisné, professeur à à l'école des Beaux Arts, déjà connu pour ses restaurations de monuments historiques (comme le Pont du Gard) mais aussi pour la construction de l'Ecole Supérieure de Pharmacie et de plusieurs établissements scolaires (à Cognac, Guéret).
Ayant installé son Cabinet "au 95 rue de la Pompe à Paris-Passy", il va pouvoir diriger de près l'ensemble des travaux. La première adjudication est lancée en Juillet 1881 et la cérémonie de la première pierre a lieu le 15 octobre de la même année, sous la présidence de Jules Ferry, Président du Conseil, ministre de l'Instruction Publique et des Beaux Arts, en présence de très nombreuses personnalités, parmi lesquelles le Préfet de la Seine, le Maire du XVIème arrondissement, Henri Martin, ainsi que Victor Hugo.
LE LYCEE DES TEMPS NOUVEAUX
C'est de ce titre que Jules Ferry pare Janson dans son discours. Et il précise "quelle différence entre le Lycée d'autrefois et le Lycée d'aujourd'hui ! Puisque l'internat est une nécessité sociale, nous le voulons désormais aussi éloigné que possible de l'idéal claustral et quasi monastique qui a présidé à la construction des vieux Lycées de notre Paris, et aussi rapproché que possible de l'idéal moderne, vivant et lumineux, que nous rêvons pour les demeures de l'enfance".
Il faut rappeler à ce propos qu'avant 1 88O Paris ne comptait que cinq Lycées: Louis-le-Grand, Henri IV, Saint-Louis, Charlemagne, Fontanes (le futur Condorcet), et la région parisienne, un seul: le Lycée Michelet à Vanves. Or, les effectifs scolaires ont quadruplé depuis 1 82O et il convient désormais de construire massivement. Et c'est ainsi qu'entre 188O et 19OO vont être construits, outre Janson de Sailly, Voltaire, Buffon, Montaigne, le Petit Condorcet, ainsi que plusieurs Lycées de filles: Fénelon, Racine, Molière, Lamartine et Victor Hugo. En 1891, les principes de la nouvelle architecture scolaire sont imposés par un texte réglementaire qui donne des précisions sur la façon dont devront être répartis les services (d'un côté les services généraux et de l'autre les services scolaires, divisés en trois quartiers, celui des grands, celui des moyens et celui des petits) et disposés les dortoirs, les vestiaires, les douches et les sanitaires. Et il est bien indiqué que les classes seront séparées de la rue par un couloir.
Mais déjà, Jean Charles Laisné a ouvert la voie à Janson. Les travaux sont réalisés en plusieurs étapes et plusieurs adjudications sont nécessaires pour trouver des entreprises capables d'y faire face à des prix concurrentiels. C'est ainsi qu'en août 1883, un nouvel appel d'offres est lancé car "l'adjudication des ouvrages de menuiserie a été ajournée, celle de la peinture et vitrerie n'a pas été approuvée par le Ministre et celle des égouts, branchements et canalisations n'a pas atteint le minimum de rabais fixé par l'administration". Cela n'empêche pas la rentrée de se faire le 13 octobre 1884, soit moins de trois ans après la pose de la première pierre, avec 458 élèves répartis entre le primaire, le secondaire et une classe préparatoire scientifique. Les travaux de détail qui restent encore à faire sont achevés en avril 1885, ce qui permet d'accueillir 94O élèves dès la rentrée suivante et 1246 à celle de 1886, alors que dans l'esprit de Jules Ferry, l'établissement avait été conçu pour en recevoir 8OO, dont une bonne moitié de pensionnaires. C'est que les besoins de scolarisation s'accroissent très vite, l'établissement voit affluer d'autant plus de demandes d'admission que sa réputation s'affermit rapidement.
Des aménagements s'avèrent vite nécessaires pour accueillir 2OOO élèves au début du siècle. Parmi eux, à peine un dixième de pensionnaires, car beaucoup de familles préfèrent confier leurs enfants à des institutions religieuses voisines qui se créent à cette époque, telle l'Ecole Gerson, et dans lesquelles "les élèves catholiques des Lycées d'Etat sont reçus en dehors des heures de classe et trouvent des répétiteurs, des études surveillées et surtout des éducateurs chrétiens" (Dictionnaire du catholicisme, 1956). Les travaux supplémentaires rendus obligatoires pour accueillir toujours plus d'élèves dans des conditions sans cesse améliorées font passer le montant des coûts de 7 à près de 11 millions de Francs. Ce qui donne à l'établissement "un cachet d'élégance et de gaieté" qui contribue à son succès. Sa réputation de "Lycée vaste, aéré, lumineux et sain, de jeunesse élégante, fringuante, studieuse, victorieuse dans les études et dans les sports" y amène, à une époque où l'on ne connaît pas encore les contraintes de la carte scolaire "des élèves non seulement du XVIème arrondissement, mais de tout Paris, de la province, de toute l'Europe, des trois Amériques, d'une grande partie de l'Asie et de l'Afrique, d'Océanie et d'ailleurs" (Jules Moog).
D'UNE GUERRE A L'AUTRE
La joie de vivre qui caractérise la majorité des Jansoniens au début du siècle n'est pas pour autant synonyme d'insouciance. Les graves événements nationaux et internationaux qui s'annoncent les intéressent au plus haut point et ils finissent par s'y impliquer totalement.
Et tout d'abord la Grande Guerre qui soulève à son approche un fol enthousiasme à l'idée de la revanche à prendre sur l'Allemagne; idée développée chez les enfants par les instituteurs de la fin du siècle - les Hussards Noirs de la République - et entretenue par les professeurs du secondaire. A l'approche des hostilités, la préparation militaire des grands élèves et des professeurs en âge de porter les armes se fait plus accaparante et lorsque la guerre éclate ils partent tous "la fleur au fusil", soutenus avec enthousiasme par leurs familles, leurs camarades, leurs collègues.
Beaucoup de professeurs étant mobilisés, la rentrée de 1914 est retardée et les classes sont surchargées. Janson oublie alors son "cachet d'élégance et de gaieté" car, très vite, il apparaît que la guerre sera plus longue que prévu, et surtout, au fil des semaines, la liste des victimes s'allonge. Il suffit de regarder les 764 noms qui figurent sur le monument aux morts, érigé au Lycée, pour comprendre le drame vécu pendant plus de quatre ans par les membres de la communauté jansonienne, auxquels s'ajoutent tous les décès survenus en dehors de établissement, au sein même des familles. Même ceux qui ont la chance d'être épargnés vivent de près les horreurs de la guerre; en effet, dès 1915, un hôpital militaire est installé dans une partie des dortoirs. Ils peuvent ainsi assister à un défilé incessant d'infirmières et de grands blessés, auxquels ils s'empressent de témoigner respect et affection par de petits gestes spontanés destinés à soulager leurs souffrances.
C'est donc une immense explosion de joie qui accueille l'armistice tant attendu, le 11 novembre 1918. Le Proviseur ayant accordé un congé l'après-midi, plusieurs cortèges se dirigent vers la Chambre des Députés afin d'y acclamer Clémenceau, "le Père-la-Victoire", et au retour ramènent de la Place de la Concorde quatre canons allemands de 77, figurant parmi les prises de guerre, qu'ils installent non sans mal dans la Cour d'Honneur du Lycée. Le 14 juillet 1919, lors du défilé de la Victoire emmené par les trois maréchaux, Joffre, Foch et Pétain, une forte délégation d'élèves de Janson figure en bonne place sur les Champs Elysées.
Si l'apaisement revient au cours des années vingt, la crise des années trente et ses manifestions provoquent un nouveau climat de tension dans l'établissement: notamment en 1934, année de l'Affaire Stavisky et de l'émeute du 6 février qui se solde par une vingtaine de morts, Place de la Concorde, à laquelle ont pris part les jeunes de l'Action Française et des différentes ligues. C'est également le 9 octobre de la même année que sont assassinés, à Marseille, le Roi Alexandre de Yougoslavie et Louis Barthou. Cela a pour conséquence de retarder les fêtes du Cinquantenaire de Janson jusqu'en novembre. Le sénateur Farjon, président de l'Association des Parents d'élèves, évoque à cette occasion "la montée des périls" pour de nombreuses familles touchées par la crise et ajoute: "l'élève de Janson, brillant. fortuné. élégant d'esprit et de manières, un peu frivole parfois, n'est-il pas une image périmée ? Le rude choc de la réalité présente a creusé la ride des soucis persistants". Sans doute, lors du banquet, le fameux Impromptu que Sacha Guitry prononce au dessert détend-il l'atmosphère. Mais très rapidement, une fois éteints les lampions de la fête, l'inquiétude reprend le dessus.
L'arrivée du Front Populaire en 1936 cause quelque émoi dans la communauté jansonienne, mais plus encore la menace hitlérienne qui se précise au fil des mois pour aboutir à la déclaration de guerre. Quel contraste avec 1914 ! on est bien loin de l'enthousiasme des militaires et des civils; d'autant qu'après la "drôle de guerre", c'est la défaite et puis l'exode. Le 4 juillet 194O, les Allemands défilent sur les Champs Elysées, nouvelle humiliation pour la France. Dès la rentrée, un groupe d'élèves de Janson décide de réagir et participe à la manifestation du 11 novembre à l'Arc de Triomphe, ce qui vaut à plusieurs d'entre eux d'être arrêtés. Parmi les anciens de Janson, le député Pierre Taittinger et le Consul Général de Suède, Raoul Nordling, interviendront par la suite auprès du Gouverneur de Paris, le Général Von Choltitz. et obtiendront de lui, que malgré les ordres du Fùhrer, il ne détruise pas Paris.
Mais c'est en Pierre Brossolette, entré en sixième à Janson en 1914, que s'incarne le mieux l'esprit de résistance qui le poussera jusqu'au sacrifice suprême le 22 mars 1944. Quelques mois plus tard, après la Libération de Paris, des jeunes de Janson vont à leur façon lui rendre hommage en s'engageant dans un bataillon en formation au Lycée auquel le Général de Lattre de Tassigny donnera le nom de "Bataillon Janson de Sailly". Celui-ci a pour but de participer à la libération totale du pays; malgré de lourdes pertes à Masevaux dans le Haut-Rhin, il poursuit sa route jusqu'à la Victoire qui le trouvera sur les bords du Lac de Constance.
ET DEPUIS
Près d'un demi-siècle s'est écoulé depuis ces tragiques événements. Plusieurs années ont été nécessaires pour panser les plaies. Mais les Trente Glorieuses ramènent progressivement la prospérité et la joie de vivre. Le baby-boom de 1'après-guerre a pour effet de diriger vers Janson des cohortes de jeunes, et les effectifs, qui atteignaient 32OO élèves lors du Cinquantenaire, passent à 46OO en 1965 ! Malgré les aménagements de locaux, les classes sont surchargées et l'établissement semble menacé d'asphyxie. Toutefois, tout se passe sans heurt, le Proviseur de l'époque étant un homme à poigne et un remarquable organisateur. Pourtant ses successeurs préfèrent revenir à des effectifs plus raisonnables (environ 32OO élèves); ce qui permet à l'établissement de respirer plus à l'aise et de franchir sans encombre les événements de 1968. Les réformes qui en sont issues, souvent mal comprises, suscitent quelques inquiétudes aggravées par la crise économique due au choc pétrolier de 1973; crise dans laquelle la société française se débat toujours vingt ans après, et qui, malgré quelques soubresauts de reprise, semble devoir s'aggraver encore pour faire place à une profonde récession qui peut inquiéter aussi la communauté jansonienne. Drôle de défi auquel nous devons tous faire face. Ce n'est pas le premier, ce n'est pas le dernier, et Janson sera au rendez-vous du vingt-et-unième siècle.
Claude COLOMER, Professeur d'histoire honoraire - Ecrivain